Même dans les organisations où l'EDI (équité, diversité et inclusion) est une priorité, on se butte souvent à la réticence des gestionnaires. Pourtant, on ne peut pas réussir l'EDI sans leur contribution. Si on leur demande d'expliquer leur réticence, ils avancent des motifs comme la surcharge de travail, le manque de temps et le manque d'argent. Mais ces raisons ne sont pas propres à l'EDI et elles ne suffisent pas à expliquer la résistance. Je m'emploie dans ce billet à présenter d'autres causes qui, à mon avis, ont beaucoup plus de poids.
Je précise d'abord les termes. Quand je parle de gestionnaires, je pense aux cadres de première ligne et aux cadres intermédiaires. Je n'inclus pas la haute direction car je suppose ici qu'elle a pris un engagement ferme envers l'EDI. D'ailleurs, c'est à partir de cet engagement initial que la démarche d'EDI se met en branle.
Même avec l'orientation lancée d'en haut, l'engagement des gestionnaires subalternes est pourtant loin d'être assuré. Une minorité va se montrer enthousiaste mais la majorité oscillera entre l'indifférence, la crainte et même l'hostilité. Comment expliquer ces sentiments ?
Le manque de temps des gestionnaires, de même que leur impression d'être surchargés, sont des phénomènes qui n'ont rien de nouveau. Il est rare de croiser des gestionnaires désœuvrés car ils sont occupés à faire marcher la boîte: ils dirigent les équipes, ils communiquent les orientations de l'entreprise et ils véhiculent la culture organisationnelle. Le manque d'argent est aussi une donnée connue: qui connaît un gestionnaire qui croit que son budget est trop élevé ? Les gestionnaires se font la concurrence pour accéder aux ressources limitées de l'entreprise et leur objectif est toujours d'en avoir plus ! Mais comme toutes ces choses ne sont pas spécifiques à l'EDI, je dois chercher les causes de la résistance ailleurs.
Une de ces causes vient de la vitesse à laquelle les organisations changent leurs priorités. Avec le temps et l'expérience, les gestionnaires apprennent à s'adapter à ces revirements. Ils savent que la priorité de cette année peut glisser en deuxième place l'an prochain et même disparaître dans deux ans ! Comme l'EDI est une priorité récente dans la plupart des organisations, beaucoup de gestionnaires se demandent si ça va durer. À quoi bon, en effet, investir temps et énergie dans une priorité éphémère ?
Et puis même si ça durait, quelle serait son utilité réelle ? Les gestionnaires sont prêts à admettre que l'EDI incarne des valeurs positives et qu'elle est bonne pour l'image de marque, mais sans plus. Ils ne voient pas comment elle est liée à la raison d'être de l'organisation, qui est de fabriquer et de distribuer un produit. C'est ce que beaucoup d'organisations oublient quand elles entreprennent une démarche d'EDI. Comment celle-ci va-t-elle aider l'ensemble du personnel, y compris les gestionnaires, à fabriquer et à distribuer un meilleur produit ? Certaines entreprises ont compris ça. Par exemple, Radio-Canada, mon ancien employeur, a choisi de placer l'EDI au cœur de sa raison d'être, qui est de fabriquer et de diffuser des programmes. Elle compte ainsi demeurer pertinente aux yeux des citoyens et gagner de nouveaux publics au sein des communautés qui étaient autrefois mal desservies.
Sur le plan personnel, beaucoup de gestionnaires se méfient de l'EDI parce qu'ils se sentent incompétents dans ce domaine. L'EDI ne fait pas partie de leurs compétences techniques, ou, en d'autres mots, de leur savoir-faire. Ils ont acquis celui-ci en grande partie avant d'être promus cadres, quand ils étaient encore des employés. Souvenons-nous que c'est parce qu'ils étaient des employés compétents qu'ils ont été promus à un poste de gestion. Leur savoir-faire reste important quand ils deviennent gestionnaires car il leur assure de la crédibilité auprès de leurs employés. Or combien de gestionnaires maîtrisaient l'EDI avant d'occuper leurs fonctions actuelles ? Très peu ! Et si leur organisation a pris un virage vers l'EDI sans les préparer adéquatement, il y a fort à parier qu'ils éprouvent un sentiment d'incompétence qui fragilise leur crédibilité.
Leur inquiétude peut faire dérailler les actions menées au nom de l'EDI. Prenons le cas d'une organisation qui décide d'équilibrer la composition de son effectif et qui enjoint à ses gestionnaires de recruter du personnel au sein des communautés traditionnellement marginalisées. Si un gestionnaire ne se familiarise pas avec des réalités et des parcours professionnels qui sont nouveaux pour lui, il va probablement écarter les candidats qu'on lui présente sous prétexte qu'ils n'ont pas les qualifications requises. Si on remet en question le jugement de ce gestionnaire, il y a de bonnes chances de l'entendre répondre: «On ne peut quand même pas me forcer à embaucher des incompétents » ! Et si on insiste, il va probablement sortir l'argument-massue: «Les candidats pressentis manquent d'affinité avec les membres de son équipe». Comme on dit en bon franglais «Le fit n'est pas là»! Et si, malgré tout, on voulait le forcer à intégrer ces candidats dans son équipe, il prédirait: «Mais ça va affaiblir mon équipe»! L'inquiétude est donc profonde.
Venons-en maintenant à une autre crainte que l'EDI suscite chez les gestionnaires, mais qu'ils expriment rarement: celle de ne plus avoir accès aux promotions parce que celles-ci seraient dorénavant réservées aux gestionnaires issus des groupes sous-représentés. Il est normal qu'un gestionnaire cherche de l'avancement: on ne devient pas cadre si on ne veut pas monter dans l'échelle des responsabilités. Mais les chiffres et l'histoire récente indiquent que l'EDI n'est pas un frein à l'avancement. Les chiffres sont clairs: il y a peu d'organisations québécoises dont l'effectif de gestionnaires épouse les contours de la démographie. En fait, la faible représentativité des gestionnaires est éclatante et l'histoire récente nous enseigne que ce déséquilibre ne se résorbe que très lentement. L'accession des femmes aux postes de leadership nous en fournit un bon exemple: même après des décennies d'efforts, les femmes n'occupent encore qu'un tiers des postes de gestion. Si le passé est garant de l'avenir, je ne vois pas comment, soudainement, les futures promotions de gestionnaires iraient exclusivement à des gens provenant des communautés traditionnellement désavantagées. Plus réalistement, la correction des inégalités va prendre du temps.
Au lieu d'embrasser l'EDI, beaucoup de gestionnaires cherchent ainsi à s'en protéger. Elle nuirait à leur avancement, elle affaiblirait leur autorité, elle bafouerait le principe de la méritocratie et elle effriterait la cohésion de leurs équipes. En plus, sa valeur ajoutée ne serait pas prouvée.
Mais il y a moyen de s'outiller pour répondre à ces inquiétudes et pour amener les gestionnaires à soutenir activement l'EDI. Je vais décrire ces outils dans un prochain billet.
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